Quand la vague déferla, nous vivions sur la plage de notre insouciance, bercés par la certitude – déjà bien illusoire – d’une Nature totalement soumise à notre volonté. Les plus faibles d’entre nous furent engloutis, en dépit des efforts admirables déployés par les sauveteurs, aux premières heures du désastre.
Puis, la vague se fit écume. D’océan en océan, elle rongea les côtes. Les nations prirent peur, le chant du monde s’arrêta.
Réfugiés sur nos îles, nous dûmes apprendre à vivre à distance d’une partie de ceux qui peuplaient notre quotidien. Ce fut l’expérience d’une forme de solitude.
Un sentiment qui ne nous était pas étranger dans l’exercice de notre métier, mais que le tumulte des flots amplifia. Le mot, responsabilité, résonna avec un ton plus grave, telle une corne de brume, dans l’épais brouillard des épreuves à venir.
A l’image de Robinson, nous comprîmes que les choses allaient durer et que ce ne n’était pas vers le large qu’il fallait tourner notre regard, mais bien vers l’intérieur.
En nous tout d’abord, afin d’y sonder cette Espérance qui nous gouverne et pour proclamer son nom à l’île toute entière : Speranza (1). Tel fut le rôle premier des chefs d’établissement,
pour aider leurs communautés éducatives à affronter la tempête.
Ensuite vint le temps du bricolage. Exit l’ingénierie pédagogique forgeant ces référentiels paquebots pour des croisières en eaux tranquilles, place aux radeaux de fortune, réalisés avec les moyens du bord. De partout des embarcations surgirent.
On disait les enseignants conservateurs et peu enclin à s’adapter, ils se révélèrent au final de joyeux charpentiers du numérique. Certains, peu sûrs d’eux-mêmes, optèrent pour le cabotage des ENT, d’autres, plus audacieux, se risquèrent aux défis hauturiers, allant jusqu’à créer leur propre chaîne vidéo sur l’océan virtuel, comme cette maîtresse partie en live (2).
On pensait les enseignants solitaires. Ils firent au contraire preuve de solidarité et de générosité, en partageant leurs outils et leurs pratiques. Jamais l’Éducation nationale ne connut pareille accélération dans son histoire.
Notre deuxième mission fut d’aider à la création de cette flotte de secours. Non pas en formulant des injonctions, mais bien davantage en demandant : « que veux-tu que je fasse pour toi ? »
Enfin, nous nous redécouvrîmes les uns, les autres, avec pour conséquence de réinventer des relations jusqu’alors figées ; la vie sauvage peut avoir du bon.
Les élèves, contraints de rester à terre, virent d’un autre œil les traversées que leur proposait l’École. D’évidence, le savoir était fait pour être partagé et discuté à plusieurs, et l’enseignant était bien un facilitateur pour sa maîtrise. D’évidence, les réseaux sociaux ne remplaceraient jamais la chaleur fraternelle des poignées de mains et des bises amicales.
L’École vint à leur manquer.
Quant aux parents, ils s’aperçurent que les professeurs devaient ramer, afin de conduire leur progéniture vers la réussite scolaire. Ils constatèrent, parfois ébahis, que leurs enfants n’étaient pas tous sérieux et travailleurs. L’ancienne alliance, qui avait longtemps prévalu entre tous les éducateurs, fut alors exhumée. La relation école-famille reprit des couleurs.
Témoins privilégiés de ces liens renoués, il appartient maintenant aux chefs d’établissement que nous sommes, d’en cultiver la promesse pour l’avenir.
Aujourd’hui l’écume n’est plus que mousse, mais elle continue d’assiéger nos côtes. La rentrée ne s’annonce pas aussi « normale » que l’amiral voulait bien le laisser entendre.
Un amiral perdu dans les limbes du Pacifique, qui tel Robinson à ses mauvaises heures, administre.
A charge pour nous d’incarner l’Espérance.
Vivien JOBY
Président du SNCEEL
(1) – D’après Robinson Crusoé – Daniel Dafoe
(2) – La maîtresse part en live – chaîne You Tube de Marie-Solène